Œuvres
Biographie
Les photographies de Dirk Braeckman – nommons-les photographies par commodité – sont des vibrations de tons délicatement contenus entre la noirceur absolue d’un poudroiement charbonneux et la blancheur irradiante d’éclats de lampes, de rayons solaires ou d’éblouissements de flashs pulsés. Des noirs les plus opaques aux blancs les plus stridents, la granulosité de la lumière neutralisée par le gris ou par l’extinction crépusculaire de la couleur fait reposer les détails du monde sur une surface d’une matité totale, contenue sur une aire où l’air ne circule qu’à peine. Des filtres tamisent la surface des tableaux – appelons-les tableaux plutôt que photographies -, selon des degrés de résistance variables, des filtres dont la douceur rend presque aqueuse la circulation du regard. Sur un plan strictement technique, ces photographies sont photographiques, c’est indéniable, mais elles s’échappent pourtant du genre et s’imprègnent d’une intonation qui est celle de la peinture. Dirk Braeckman a d’abord été peintre, n’employant la photographie qu’en tant que moyen pour documenter ses sujets. Cette pratique initiale de la peinture fut déterminante dans la manière dont la photographie devint ensuite le catalyseur d’un regard de peintre. L’art de Dirk Braeckman ne produit pas d’images car les images n’ont aucune surface, contrairement à ses œuvres dont la granulation importe autant qu’importe la touche d’un peintre. Une peinture est d’abord le récit d’un regard. Ce que nous voyons des œuvres de Dirk Braeckman n’est pas la prise de vue initiale mais un regard particulier sur le monde où les choses sont appréhendées dans une relation constante avec la remémoration. Ce qui est montré est ce qui a été vu puis, partiellement, voire totalement, oublié. L’acte photographique ne constitue qu’un premier geste de captation destiné à être archivé, parfois durant des années, avant qu’une image ne soit exhumée, comme on exhume un souvenir ancien. L’image est prise, laissée, puis reprise, redécouverte, parfois reprisée, rephotographiée, recadrée ou étalonnée selon une lumière différente – comme se refabriquent nos souvenirs lorsque nous les appelons à nous, dans une authenticité vacillante, voilée par le trouble grisâtre d’une mémoire en ressac. Il ne s’agit pas de rendre compte d’un instant vécu, il ne s’agit pas de produire des instantanés, mais de produire le récit d’un regard, de restituer la façon dont le souvenir d’un lieu sédimente jusqu’à n’être plus un souvenir mais un tableau en soi, un monde refermé sur lui-même se livrant rétrospectivement dans son instabilité, dans son évanescence, dans le léger flottement d’une lumière grise dont les tons demeurent impossibles à fixer dans la mémoire. Les œuvres de Dirk Braeckman gisent sur l’étiolement progressif d’une image vue, remémorée et peu à peu désagrégée, jusqu’à parvenir à une fragmentation telle que le souvenir s’oublie lui-même dans le corps autonome de l’œuvre. Ce serait peut-être cela, un tableau.
 
Les œuvres de Dirk Braeckman ont pour point d’origine une photographie mais elles deviennent des tableaux dont les bords sont finement mais fermement plombés par un cadre d’acier dont il faut garder à l’esprit qu’il est un élément à part entière de la création comme en attestent les légères irrégularités, l’usinage manuel ou l’imperceptible ponçage des angles qui font vibrer l’ensemble vers une organicité que ne pourrait pas produire un encadrement standard. Ce sont des tableaux dont la surface est une peau et dont l’aire est un corps, des tableaux qui témoignent d’un regard de peintre. S’il est exact que ces œuvres usent de la photographie, la photographie est littéralement usée, détériorée, affaiblie dans sa puissance de témoignage et de compte-rendu objectif de la réalité, usée jusqu’à être abusée, usurpée par sa tension ultime vers la peinture. On sent dans les œuvres de Dirk Braeckman que le pacte noué naturellement par la photographie avec le réel a été enfreint. Ce que je regarde concerne l’épaisseur du temps, la surface, l'exhibition des corps nimbés d'une sensualité affleurant l’érotisme, l’épanchement de l’intimité là même où les corps ne sont plus présents.
 
Les surfaces des tableaux de Dirk Braeckman naissent de la compacité d’une tenture, de l’évanescence d’un voile translucide, du pullulement de motifs épars sur une moquette élimée, depuis un rideau entrebâillé par le tranchant émoussé d’une lueur matinale, depuis les reflets ambigus et les ondulations flottantes, les éclats solaires hivernaux sur des lits où s’épanche la sensualité à peine imaginable d’une chambre d’hôtel pourtant désincarnée. Les œuvres montrent les choses telles qu’elles sont vues, ces choses que l’on ne regarde jamais ainsi, ou à peine, ces choses qui malgré nous se fixent d’une manière impromptue dans la mémoire pour fomenter la trame étrange des survivances fantomatiques qui habillent nos mémoires. Les œuvres montrent les choses telles que Dirk Braeckman les as vues, ces choses que nous ne verrions pas – pas ainsi. Ces choses font des lieux – des murs et des portes, des rideaux et des lits, des recoins ouverts sur des couloirs et des halls, des baies océaniques troublées, des fenêtres fermées sur le monde –, des fragments de réel affleurant la nature morte, touchant à la façon dont nos rêves et nos mémoires cristallisent sur des détails de peu d’intérêt mais par lesquels percole la complexité de sentiments, de souvenirs, de sensations. Cadrés et passés par le crible de filtres en grisaille, ces lieux sont devenus des non-lieux, sans identification, parcelles de quelque part réfractées par les échos et les indices signalant parfois la présence du photographe. Il est notable que nombre d'œuvres soient issues de photographies rephotographiées (qu’il s’agisse de celles de Dirk Braeckman lui-même ou de photo-graphies trouvées, d'affiches ou de documents divers) – dont la surface est partiellement oblitérée par le point aveugle d’un flash. L’image première est aveuglée par l’irruption du photographe qui, par la manifestation de sa présence, abuse de l’image, abuse la photographie, trame une surface et lui insuffle de la durée, basculant la photographie vers son devenir tableau.
 
S’il s’agit en premier lieu de prendre une photographie, il est surtout question de rendre ce qui a été vu à l’aide d’une syntaxe finement réglée entre la dévaluation de l’image photographique et la sublimation de l’image initiale vers son devenir pictural. Les images errent, s’épaississent, se noient partiellement dans leur dévaluation granuleuse sans parvenir à trouver une fin, une raison, une stabilité, deviennent des filaments de moments, de sensations, des collisions de souvenirs personnels désormais déployés pour être les possibles souvenirs de chacun des spectateurs de ses œuvres, deviennent des tableaux.
 
Dirk Braeckman est diplômé de la Royal Academy of Fine Arts de Gand. Ses œuvres sont présentes dans les plus importantes collections privées et publiques internationales comme celles du MoMa, New York (USA), Philadelphia Museum of Art, Philadelphie (USA), De Pont Museum, Tilburg (NL), S.M.A.K., Gand (BE), M HKA, Anvers (BE), M – Museum Leuven, Louvain (BE), MAC’s Grand-Hornu, Hornu (BE), Sammlung Goetz, Münich (DE), Kunstmuseum Den Haag, La Haye (NL), Maison Européenne de la Photographie, Paris (FR), Musée d’Art Moderne et Contemporain, Strasbourg (FR), Musée de l’Elysée, Lausanne (CH), Musée Niépce, Chalon-sur-Saône (FR), Museum Dhondt-Dhaenens, Deurle (BE), Museum of Modern Art, Vladivostok (RU), FOMU, Fotomuseum, Anvers (BE), Centro de Fotografia de la Universidad, Salamanca (ES), FRAC Auvergne, Clermont-Ferrand (FR), FRAC Grand Large - Hauts-de-France, Dunkerque (FR), FRAC Rhône-Alpes, Villeurbanne (FR), Bibliothèque Nationale de France, Paris (FR). Dirk Braeckman vit et travaille à Gand, Belgique.
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