Sleeping With Ghosts: Lux Miranda
Passé exhibition
Communiqué de presse
Les tapis de Lucie Lux-Miranda sont animés d’une force expansive. Chacun, ou plutôt chaque ensemble, nous dépasse et nous déborde, tout autant qu’il nous aspire et nous absorbe. De prime abord, on y perçoit la réussite d’un parti-pris esthétique : d’une pratique préalable du dessin et de la sculpture, l’artiste s’est depuis deux ans orientée vers le tissage, un procédé qui lui permet de faire vibrer ses couleurs par la matérialité de laine, tout en condensant le triomphalisme du volume en une surface versatile – ses tapis se prêtent aussi bien à être montrés au mur qu’au sol. Ce qui nous appelle en eux, c’est d’abord une présence charnelle, amplifiant la simple appréhension rétinienne, frontale et rationnelle, par une rencontre haptique, incarnée et subjective.
A propos du tissage, Lucie Lux-Miranda évoque son intérêt pour une pratique physique. Les grands formats qu’elle travaille, à l’instar de Sleeping with ghosts (2020), composition de douze éléments, ou d’EQUINOXE-X (2021), d’une superficie de dix mètres, engagent tout autant le corps de l’artiste que celui du regardeur. Les motifs, à leur tour, résultent de la rencontre d’un projet et d’un processus. Bien qu’ils soient issus d’un répertoire de formes et de symboles glanés par l’artiste, leur matérialisation sur le canevas, opération que la teneur répétitive rapprocherait d’une méditation en acte, les charge de l’énergie latente d’une germination.
Le fourmillement vital de l’ensemble, et l’ambiguïté culturelle et symbolique de chacune des parties, ouvre alors une seconde dimension.
Face à ces univers tourbillonnants scandés de figures embryonnaires, encore tapies dans l’ombre des possibles, nous éprouvons le léger vertige qui naît face à l’immensité qui s’entr’ouvre : rien, encore, n’y est figé. Les compositions sont multipolaires, et leurs éléments, encore à naître. Plutôt qu’un cosmos de formes finies, c’est un champ énergétique en reconfiguration permanente. A ce titre, l’expérience esthétique se double d’une dimension anthropologique : il en va également d’une manière de se rapporter au réel, de s’y abandonner plutôt que d’en tenter le décodage. A la surface des tapis de Lucie Lux-Miranda, quelque chose advient au visible, bien que sa nature soit encore incertaine ; quelque chose murmure aux sens, tout en se gardant bien de se laisser nommer, saisir ou réifier.
Depuis quelques années, dans la théorie philosophique et anthropologique, le champ lexical du tissage s’impose comme l’une des manières de détricoter les anciennes partitions du réel. A l’intersection des pensées écologiques et cybernétiques, le monde, et les entités qu’il contient, humaines et non-humaines, tangibles et intangibles, y sont invoquées par le biais de réseaux et rhizomes, de nouages et d’enchevêtrements. La ligne serpentine de Lucie Lux-Miranda s’y rapporte à son tour, renouant les alliances entre l’art et l’artisanat, l’œil et la main, mais aussi entre la science et l’intuition, le concept et l’imaginaire. Si les écosystèmes qu’elle nous adresse semblent peuplés de créatures en gestation, c’est au sens où les théoriciens les convoquent également afin d’incarner leurs mondes à venir.
Mêlant l’humain, l’animal et le machinique, le naturel, le scientifique et le technique, le cyborg de Donna Haraway ou le vampire des abysses (Vampyroteuthis infernalis) de Vilém Flusser, incarnent autant d’intercesseurs sur la piste d’une réconciliation fluide des polarités de la modernité. Chez Lucie Lux-Miranda, nous croyons peu à peu voir émerger des serpents, des dragons ou des chimères : ce sont eux qui, pour reprendre les mots de l’anthropologue Tim Ingold, auteur de 2013 de Marcher avec les dragons, « habit(ent) la rupture que nous avons créée entre le monde et notre imagination ». Or ces créatures, embryonnaires et fantasque, nous ne saurions les percevoir sans dépasser, à notre tour, la rationalité héritée, et machinalement intégrée, qui oriente nos pas et informe nos modes perceptifs.
Les compositions de Lucie Lux-Miranda constituent une première rencontre avec le dragon post-rationnel. En appelant à nous abandonner aux doublures du sensible, à plonger dans ses profondeurs tout autant qu’à en arpenter les plis et replis sinueux, ses tapis nous reconnectent à une part immémoriale engourdie par la vie socialisée et les réflexes pré-pensés. Savoir répondre à cet appel, et s’accorder aux assemblages chimériques peuplant les interstices, introduit, en même temps qu’à une écologie du sensible, à la possibilité de mondes plus intensément vibratoires.
Ingrid Luquet-Gad
Vues de l'exposition
Œuvres
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